CHAPITRE 13
Le lendemain, je suis allée voir Marco chez lui.
Il habite avec son père dans une cité. Une des plus vieilles, à l’autre bout du grand quartier où vivent Jake et Rachel.
Je n’y suis allée que deux ou trois fois. Je crois que Marco est un peu gêné parce qu’il n’a pas beaucoup d’argent.
Avant, il habitait une maison dans la même rue que Jake. Mais c’était du temps où sa mère vivait encore, et avant que son père ne fasse une dépression et démissionne.
J’ai frappé à la porte. À l’intérieur, j’ai entendu la voix de Marco :
— Papa, il y a quelqu’un à la porte. Mets ton peignoir, s’il te plaît !
Au bout d’un moment, la porte s’est ouverte. Marco avait l’air contrarié.
— Cassie ! Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je voulais te parler.
— À moi ? De quoi ?
— D’hier.
Marco hésita.
— Écoute, dit-il. Je passe la journée avec mon père, tu vois ? On pensait qu’on allait peut-être… tu sais, faire un truc ensemble.
— C’est bien.
Derrière Marco, j’aperçus son père. Il était assis dans le canapé, en peignoir. Il regardait la télé. Ce qui, j’imagine, est normal pour n’importe quel père, un samedi matin. Mais j’avais l’impression que celui de Marco était tout le temps assis là, devant la télé.
— Écoute, Marco, je veux juste te parler une minute. Je peux entrer ?
— Non, non, s’empressa-t-il de répondre.
Il sortit sur le passage couvert de la porte. Du palier, on pouvait voir, en dessous de nous, une piscine. Elle était vide et fermée. Des feuilles mortes en tapissaient le fond.
— Marco, je voulais te parler d’hier.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu aurais pu te tuer. Ça aurait été ma faute. C’était mon idée, cette mission. Jake m’a demandé si nous devions la faire, et j’ai dit oui.
Marco me fixa.
— C’est pour ça ? Écoute, c’était pas ta faute. C’est tout ce truc, c’est toute cette histoire d’animorphes. C’est dangereux depuis le début. C’est absurdement dangereux. Et à part ça ?
J’ai haussé les épaules.
— À part ça, il y a, je crois, le fait que les autres fois, c’était toujours l’idée de quelqu’un d’autre.
— Ah ! Tu n’aimes pas prendre de responsabilités ?
J’ai grimacé. Était-ce ça ? Avais-je peur de prendre des responsabilités ?
— Je ne veux pas faire tuer mes amis.
— Et laisse-moi te dire que tes amis n’ont pas envie de se faire tuer non plus, répondit Marco en riant.
Il devint grave, et même triste.
— Mais tu sais quoi ? Quelquefois, il y a des trucs moches qui arrivent. C’est comme ça.
Je m’appuyai contre la balustrade et regardai la sinistre petite piscine vide.
— Je vois des choses mourir tout le temps, ajoutai-je. Des animaux, je veux dire. Quelquefois, on ne peut pas les sauver. D’autres fois, nous devons même les piquer, parce qu’ils souffrent trop. Mais c’est papa qui prend ces décisions. Pas moi. C’est lui le vétérinaire. Moi, je suis juste son assistante.
— Écoute, je suis là, je suis vivant, reprit Marco en se tapotant le torse. Remets-toi. Je n’étais pas obligé d’y aller, j’ai choisi de le faire.
— Est-ce que tu as eu peur ?
Marco resta un moment silencieux. Il s’approcha et s’appuya sur la balustrade à côté de moi.
— J’ai peur tout le temps, maintenant, Cassie, finit-il par dire. J’ai peur de combattre les Yirks, et j’ai peur de ce qui se passera si je ne le fais pas. Je regarde Tobias, et ce qui lui est arrivé me fiche une trouille monstrueuse. Et si je me retrouvais coincé dans une animorphe, un jour ? Et surtout, j’ai peur de… de lui.
Je n’avais pas besoin de demander à Marco qui il entendait par lui : Vysserk Trois.
— Cette première fois, sur le chantier, quand il a tué… quand il a assassiné l’Andalite. Je revois ça dans ma tête tous les jours. Et le Bassin yirk. Ça aussi, c’est quelque chose que j’aimerais oublier, ajouta-t-il en secouant la tête.
— Oui, approuvai-je. Il y a eu beaucoup de choses terrifiantes.
— Alors est-ce que j’ai eu peur hier ? Tu rigoles ! J’étais mort de trouille. Genre, ça ne suffit pas de devoir se battre contre les Hork-Bajirs et les Taxxons et Vysserk Trois, il faut aussi qu’on se coltine des requins ? Des requins ?
Il éclata de rire et, me laissant entraîner, je me mis à rire moi aussi.
Pendant quelques minutes, nous sommes restés à glousser tous les deux comme des idiots. C’était le genre de fou rire qu’on a après une épreuve de tension vraiment forte. Un rire de soulagement. Un rire qui dit « nous sommes encore vivants ».
— Euh, à propos, j’allais attendre que nous soyons tous ensemble pour en parler, commença Marco, mais je crois que nous avons un problème.
— Lequel ?
— C’était dans le journal de ce matin. Deux articles. Un sur un type qui va partir à la recherche d’un soi-disant trésor échoué au large de la côte. L’autre, c’était un article sur un grand expert en biologie marine qui a un bateau et qui va faire des explorations sous-marines au large de notre côte.
— Oui ? Et alors ?
— Alors tout à coup, notre coin d’océan intéresse tout le monde. Des chasseurs de trésor et une expédition sous-marine ? En même temps ?
— Des Contrôleurs ?
Marco hocha la tête.
— Je pense que oui. Je crois que tout ça, c’est une couverture pour envoyer deux bateaux là-bas avec plein de plongeurs. À mon avis, c’est eux. Et je crois qu’ils cherchent la même chose que nous.
Je sentis soudain une faiblesse. L’image que m’avait communiquée la baleine refit surface dans mon esprit. Et aussi le cri étouffé de mes rêves, l’appel au secours.
— Je… je ne peux obliger personne à retourner là-bas, chuchotai-je. Nous pourrions avoir moins de chance la prochaine fois.
Marco avait l’air mal à l’aise.
— Cassie, dit-il. Tu sais ce que je pense de tout ça. Je trouve que nous devons nous protéger nous-mêmes d’abord. Et nos familles. (Il jeta un coup d’œil vers la porte de son appartement.) Mais d’un autre côté… après ce que l’Andalite a fait pour nous, je crois que j’aurais du mal à me sentir humain si je n’essayais pas de sauver cette créature.
— Je ne sais pas qui il y a là-bas. Je ne sais même pas si c’est quelqu’un de réel.
— Mais tu crois que c’est un Andalite.
— Je crois. Mais, Marco, je ne sais pas. Et si quelqu’un est blessé… ou meurt… à cause de ces rêves que je fais – je ne peux pas prendre une décision si importante.
— Oui, mais peux-tu décider de ne rien faire ? Ça aussi, c’est une décision.
Je ne pus que sourire.
— Tu sais, Marco que, pour quelqu’un qui passe son temps à rigoler et à jouer le casse-pieds, tu dis des choses drôlement intelligentes ?
— Ouais, je sais, mais ne le dis à personne, ça casserait mon image.
Je commençai à m’éloigner.
— Tu sais ce qu’il y avait de bizarre, hier ? me lança alors Marco.
— Quoi ?
— Les requins. Ils étaient tellement meurtriers. On a peur des Hork-Bajirs et des Taxxons et de Vysserk Trois, mais on a tendance à oublier qu’ici même sur notre bonne vieille planète la Terre, il y a des créatures tout aussi féroces et dangereuses. Ce serait drôle que ce ne soit pas un extraterrestre qui finisse par nous avoir, mais une quelconque créature normale de la Terre.
Je ne trouvais pas ça drôle du tout.